INTRODUCTION
Dans un article intitulé « L’illusion du libéralisme », et paru le 19 mars 2007 dans le journal Le Devoir, le généticien et philosophe Axel Khan décrit le libéralisme de manière peu nuancée et visiblement péjorative. Il écrit : « la pensée libérale [...] repose sur la conviction que l’homme agit avant tout en fonction de ses intérêts. Et que le libre cours des égoïsmes individuels est in fine garant du mieux-être collectif et du progrès ». Un peu plus loin il poursuit : « la victoire des plus aptes et l’élimination des inaptes sont censées constituer le moteur essentiel du progrès qu’il ne faut perturber à aucun prix, [...] dans la logique commerciale, toute politique d’entraide est contreproductive ». Avec ces quelques lignes, il me semble évident qu’il existe au sein de la communauté francophone une confusion étonnante entre néo-libéralisme économique, libéralisme classique et libéralisme politique. Les positions libérales défendues par John Rawls dans Théorie de la justice et plus tard dans Libéralisme politique, ne semble avoir rien en commun avec le libéralisme dépeint par Khan. En effet, Rawls y défend deux principes de justice. Le premier principe assure les libertés civiques et politiques pour tous, le second limite les inégalités de manière à ce qu’elles ne soient acceptables que dans la mesure où elles maximisent la situation des plus démunis. Cette politique redistributive de Rawls est, en effet, contestée par un philosophe comme Nozick, qui soutient que les gouvernements doivent respecter les libertés civiques et politiques de base, ainsi que « le droit aux fruits de notre travail, tel qu’ils sont issus du fonctionnement de l’économie de marché ». Par conséquent, les politiques de redistributions, comme le principe de différence, imposent aux riches de venir en aide aux pauvres, ce qui viole leurs droits. Toutefois, cette position dite libertarienne ne représente pas la majorité des penseurs libéraux modernes. La critique la plus intéressante faite au libéralisme vient plutôt des philosophes communautariens. Le débat qui oppose ces deux courants de pensée est souvent cité par les auteurs comme le débat le plus important en philosophie politique contemporaine. Je me propose donc de le caractériser et d’essayer de l’évaluer. Pour ce faire, je propose d’abord de camper les positions du libéralisme classique et des communautariens notamment à propos de leurs conceptions de la personne, de leurs visions du juste et du rôle de l’État. J’esquisserai ensuite les rapprochements possibles articulés par John Ralws et Charles Taylor, pour finalement, en guise de conclusion, émettre plus clairement mes idées.
La conception de la personne
Une part importante du débat entre libéraux et communautariens est attribuable à leurs conceptions opposées de la personne, et sur la manière de comprendre le rapport que nous entretenons avec nos propres finalités. La philosophie libérale classique conçoit les individus comme des personnes morales libres, donc capables de réviser leurs finalités, valeurs et projets. Cette conception substantielle de la personne a souvent été accusée, par les philosophes communautariens, de ne pas suffisamment prendre en considération la nature « intrinsèquement sociales de l’individu ». En effet, selon la philosophie communautarienne, l’être humain se définit en grande partie par son appartenance à une communauté. L’identité morale de l’individu dépend donc, selon eux, des finalités, valeurs et projets de la communauté dont il est issu. Ces deux façons divergentes de concevoir la nature humaine ont des répercussions importantes sur la manière de concevoir l’organisation de la société et les sources de revendications valides. La société libérale part de l’idée d’association volontaire. Les sociétés sont donc des associations entièrement volontaires et contractuelles, c’est-à-dire le résultat de la volonté. Ainsi, pour les libéraux, la seule source de revendication valide est l’individu. À l’inverse, puisque pour les communautariens l’identité individuelle dépend de la communauté, on parle plutôt d’une communauté de communauté. On conçoit alors qu’il y a une conception du bien partagée par tous les membres de la communauté englobante.
Le juste et le bien
Une autre question au coeur du débat entre les communautariens et les libéraux est de savoir s’il y a, en société, une primauté du juste sur le bien. Le libéralisme, tel que formulé par John Rawls dans Théorie de la justice, croit possible de fonder une société à partir d’une pluralité de conceptions du bien, en cherchant à obtenir un accord sur le juste. Selon Rawls, les principes de justice peuvent être trouvés indépendamment de toutes conceptions du bien, grâce à une nouvelle forme de contractualisme qu’il nomme la position originelle. La position originelle est une condition hypothétique, non historique, qui demande aux personnes morales d’ignorer leur situation socio-économique lorsqu’elles délibèrent sur la conception de la justice qui convient à une société bien ordonnée. La capacité, déjà évoquée, des personnes morales de se représenter comme libre, distingue le contractualisme rawlsien des théoriciens du contrat classique. En effet, contrairement aux classiques, Rawls ne considère par les individus comme réellement libre, mais capable de se représenter comme tel. Le libéralisme rawlsien se veut donc universaliste, au sens où chaque individu peut s’imaginer dans la position originelle et acceptant les principes de justice. Cette notion sera relativisée par Rawl lui-même dans son ouvrage Libéralisme politique.
Le communautarisme lui repose sur la conviction qu’il faut, pour fonder une communauté ou une société consistante, davantage qu’une concession sur le juste, à savoir un accord sur le bien. L’appartenance à une culture semble être pour les communautariens la condition nécessaire pour qu’une société soit « juridiquement et politiquement harmonieuse et cohérente ». À cet égard, on pourrait donc dire qu’à l’inverse du libéralisme, la philosophie communautarienne prône un particularisme, puisque chaque conception du bien dépend de la communauté. De plus, comme le dit Michael Sandel : « les communautariens résistent à l’idée qu’il soit possible de donner un sens à nos obligations morales et politiques en des termes qui seraient volontaristes et contractuels ». Puisque ces derniers refusent l’idée que les individus sont libres de se détacher de leurs finalités, valeurs, projets, il est évident qu’ils rejettent l’idée de la position originelle, donc du contrat.
Le rôle de l’État
Il semble convenir, avant d’élaborer sur les divergences de conception de l’État entre libéraux et communautariens, de préciser le concept de pluralisme. Il semble que libéraux et communautariens s’entendent pour dire que le pluralisme des conceptions de la vie bonne est une condition importante de réalisation de valeurs humaines. C’est grâce au contact fréquent avec la différence, que nous pouvons « espérer éviter la sclérose de nos propres conceptions ». Cependant, libéraux et communautariens divergent quant à savoir le rôle de l’État face à ce pluralisme. Selon les penseurs libéraux, l’État doit demeurer neutre devant le pluralisme des conceptions de la vie bonne. En effet, puisqu’ils conçoivent les individus comme des mois indépendants, capables de choisir leurs propres fins, l’État doit demeurer neutre par rapport à l’ensemble de toutes finalités. Le contraire reviendrait à imposer à certains les valeurs des autres, et cela contreviendrait avec la capacité de chaque personne à choisir ses propres fins. La conception communautarienne prescrit plutôt un État perfectionniste, c’est à dire, qui valorise une ou des conceptions du bien particulières. Selon eux, l’État nuirait aux intérêts des citoyens en ne contribuant pas à la promotion de ces conditions. Le « marché des idées » libéral, tel que le nomme Kymlicka, ne saurait protéger une conception du bien plus vulnérable par rapport à une conception du bien majoritaire. Ainsi pour les communautariens, « la justice sociale et les questions de sauvegarde des communautés culturelles ne peuvent être entièrement séparées ».
LES RAPROCHEMENTS
Il s’agit là, je crois, d’une mise en place des principaux points sur lesquelles libéraux classiques et communautariens divergent. Il convient maintenant de présenter les tentatives rapprochements faits, entre autres, par John Rawls et Charles Taylor. Dans Libéralisme Politique, Rawls reconnaît, à la lumière de la critique communautarienne, que sa conception de la personne morale dans Théorie de la justice était, malgré lui, substantielle. Le concept de la personne morale va alors prendre une toute nouvelle dimension. Rawls soutient qu’il faut comprendre la personne morale comme citoyenne. Cette conception politique de la personne n’exprime pas donc pas la nature réelle du moi. Selon Rawls, il est nécessaire de faire une distinction entre la personne privée et publique, puisque les démocraties occidentales sont marquées par une pluralité de conceptions métaphysiques. Devant ce pluralisme, l’espace politique citoyen représente le strict minimum nécessaire pour s’entendre sur des principes de justice pouvant gérer ces différends. La conception politique de la personne aura aussi des répercussions sur la manière de justifier la neutralité de l’État. Puisque les arguments en faveur du libéralisme sont maintenant politiques et non métaphysiques, Rawls justifie la neutralité de l’État en tant que tolérance face au fait que les membres des sociétés démocratiques sont en désaccord à propos du bien.
Cette insistance de Rawls à situer le libéralisme à l’intérieur du cadre des sociétés démocratique, m’apparaît aussi comme une concession majeure à la critique communautarienne. Cette concession s’exprime à deux niveaux. D’abord, Rawls soutient que la tolérance face au pluralisme n’est possible que dans une société démocratique occidentale. Il donne donc une propriété intrinsèque à la société démocratique occidentale, ce qui m’apparaît être un réflexe communautarien, soit de reconnaître des valeurs communes à une société. De plus, en limitant sa conception de la justice aux démocraties occidentales, il renonce à l’universalité de ses principes de justice et adhère donc à un certain relativisme. Voilà une bonne dose d’eau dans son vin!
Le philosophe communautarien Charles Taylor cherche aussi une voie médiane. Il distingue d’abord deux volets au débat entre libéraux et communautariens, l’un ontologique et l’autre normatif. Ontologiquement, il désigne la vision libérale de la personne par le terme d’atomisme et à la vision communautarienne de la personne par le terme holisme. Ensuite pour ce qui est du normatif, il distingue l’individualisme libéral du collectivisme communautarien. Ontologiquement, Taylor privilégie l’holisme. Il considère que nous ne pouvons exister à l’extérieur du dialogue continu mené avec les autres. Notre identité morale est donc tissée avec celle des autres. Normativement, il est d’abord d’accord avec les principes de justice de Rawls. De plus, comme Rawls, il considère que pour maintenir c’est principes, ils doivent être appliqué à l’ensemble de la société. Selon Taylor, la façon de s’assurer que les membres de la société vont respecter les principes de justice est de valoriser la liberté des Anciens afin que chaque citoyen soit une partie prenante de cette solidarité. Ce républicanisme n’est envisageable que dans une société où il y aurait un fort sentiment patriotique et, d’après Taylor, c’est la vision communautarienne qui peut assurer ce patriotisme. Dans ce cas, l’État devrait faire la promotion des valeurs communes. Ce rapprochement entre les principes de justice de Rawls et de la philosophie communautarienne souligne un aspect que j’aimerais relever de ce débat. Il est intéressant de noter que la critique communautarienne ne vise pas les principes de justice eux-mêmes, mais plutôt la méthode libérale de les justifier.
CONCLUSION
Le libéralisme classique et la philosophie communautarienne me semble à première vue irréconciliable, puisqu’ils ne conçoivent pas l’être humain de la même manière. Cette divergence ontologique a, comme nous l’avons vu, des conséquences majeures dans les applications normatives. Il faut donc se tourner vers le libéralisme politique de Rawls pour trouver un lieu potentiel de compatibilité. La force de la conception politique de la personne de Ralws est de prendre ses distances dans les débats métaphysiques. Distance qui m’apparaît nécessaire. Toutefois, le fait que Rawls dote le citoyen de l’autonomie rationnelle m’apparaît beaucoup présupposé. En effet, il me semble évident que nous sommes, en partie, déterminés par notre identité communautaire. La marque la plus fondamentale de cela est selon moi la langue. Imaginons que je constate qu’il y a une pluralité des conceptions métaphysiques dans ma société et que j’accepte de me concevoir comme citoyen pour réfléchir aux principes de justice devant gérer cette diversité. Évidemment, je ne suis pas libre de réfléchir dans une autre langue que ma langue maternelle ou, peut-être, une autre langue que je maîtrise. Bien sur, la langue n’est que le véhicule de mes idées et n’est pas le moteur de celles-ci. On pourrait donc supposer que la langue dans laquelle le citoyen réfléchit n’aura pas d’incidence sur les principes de justice qu’il choisira. Toutefois, l’existence de ce trait caractéristique intellectuel dont je ne peux me défaire m’amène à me demander s’il existe d’autres aspects de ma personne dont je ne peux me détacher et qui sont donc intrinsèques et originals à ma personne politique. L’existence de tels traits pourrait donc, me semble-t-il, influencer ma conception de la justice. En effet, s’il existe un pluralisme des conceptions du bien, il possible qu’il existe un pluralisme raisonnable des conceptions du juste. D’ailleurs, n’existe-t-il pas au sein même du libéralisme une divergence en ce qui a trait à la justice du principe de différence, jugé juste par Rawls? Cette possibilité d’une pluralité des conceptions du juste m’amène donc à penser que la position communautarienne, à savoir, que le bien précède le juste est défendable. Là où la position communautarienne me semble plus problématique, c’est lorsqu’elle dote l’État d’un perfectionnisme en faveur du bien commun. L’histoire parle d’elle-même lorsque le bien commun est injuste.
BIBLIOGRAPHIE
KYMLICKA, Will. Les théories de la justice ; libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautarien, féministe..., traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Éditions du Boréal, 1999,
RAWLS, John. Théorie de la justice, traduit de l’américain par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997.
RAWLS, John. Libéralisme politique, traduit de l’américain par Catherine Audard, Presse Universitaire de France, 1993.
RENAULT, Alain. Libéralisme politique et Pluralisme culturel, Paris, Éditions Pleins Feux, 1999
SANDEL, Michel. Le libéralisme et les limites de la justice, traduit de l’américain par Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999.
WALZER, Michael. « La critique communautarienne du libéralisme », dans Libéraux et Communautariens, sous la dir. de André Breton, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997,
WEINSTOCK, Daniel.« Libéralisme, nationalisme et pluralisme culturel », dans Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix?, sous la dir. de Michel Seymour, Montréal,
Éditions Bellarmin, 1992,
Dans un article intitulé « L’illusion du libéralisme », et paru le 19 mars 2007 dans le journal Le Devoir, le généticien et philosophe Axel Khan décrit le libéralisme de manière peu nuancée et visiblement péjorative. Il écrit : « la pensée libérale [...] repose sur la conviction que l’homme agit avant tout en fonction de ses intérêts. Et que le libre cours des égoïsmes individuels est in fine garant du mieux-être collectif et du progrès ». Un peu plus loin il poursuit : « la victoire des plus aptes et l’élimination des inaptes sont censées constituer le moteur essentiel du progrès qu’il ne faut perturber à aucun prix, [...] dans la logique commerciale, toute politique d’entraide est contreproductive ». Avec ces quelques lignes, il me semble évident qu’il existe au sein de la communauté francophone une confusion étonnante entre néo-libéralisme économique, libéralisme classique et libéralisme politique. Les positions libérales défendues par John Rawls dans Théorie de la justice et plus tard dans Libéralisme politique, ne semble avoir rien en commun avec le libéralisme dépeint par Khan. En effet, Rawls y défend deux principes de justice. Le premier principe assure les libertés civiques et politiques pour tous, le second limite les inégalités de manière à ce qu’elles ne soient acceptables que dans la mesure où elles maximisent la situation des plus démunis. Cette politique redistributive de Rawls est, en effet, contestée par un philosophe comme Nozick, qui soutient que les gouvernements doivent respecter les libertés civiques et politiques de base, ainsi que « le droit aux fruits de notre travail, tel qu’ils sont issus du fonctionnement de l’économie de marché ». Par conséquent, les politiques de redistributions, comme le principe de différence, imposent aux riches de venir en aide aux pauvres, ce qui viole leurs droits. Toutefois, cette position dite libertarienne ne représente pas la majorité des penseurs libéraux modernes. La critique la plus intéressante faite au libéralisme vient plutôt des philosophes communautariens. Le débat qui oppose ces deux courants de pensée est souvent cité par les auteurs comme le débat le plus important en philosophie politique contemporaine. Je me propose donc de le caractériser et d’essayer de l’évaluer. Pour ce faire, je propose d’abord de camper les positions du libéralisme classique et des communautariens notamment à propos de leurs conceptions de la personne, de leurs visions du juste et du rôle de l’État. J’esquisserai ensuite les rapprochements possibles articulés par John Ralws et Charles Taylor, pour finalement, en guise de conclusion, émettre plus clairement mes idées.
La conception de la personne
Une part importante du débat entre libéraux et communautariens est attribuable à leurs conceptions opposées de la personne, et sur la manière de comprendre le rapport que nous entretenons avec nos propres finalités. La philosophie libérale classique conçoit les individus comme des personnes morales libres, donc capables de réviser leurs finalités, valeurs et projets. Cette conception substantielle de la personne a souvent été accusée, par les philosophes communautariens, de ne pas suffisamment prendre en considération la nature « intrinsèquement sociales de l’individu ». En effet, selon la philosophie communautarienne, l’être humain se définit en grande partie par son appartenance à une communauté. L’identité morale de l’individu dépend donc, selon eux, des finalités, valeurs et projets de la communauté dont il est issu. Ces deux façons divergentes de concevoir la nature humaine ont des répercussions importantes sur la manière de concevoir l’organisation de la société et les sources de revendications valides. La société libérale part de l’idée d’association volontaire. Les sociétés sont donc des associations entièrement volontaires et contractuelles, c’est-à-dire le résultat de la volonté. Ainsi, pour les libéraux, la seule source de revendication valide est l’individu. À l’inverse, puisque pour les communautariens l’identité individuelle dépend de la communauté, on parle plutôt d’une communauté de communauté. On conçoit alors qu’il y a une conception du bien partagée par tous les membres de la communauté englobante.
Le juste et le bien
Une autre question au coeur du débat entre les communautariens et les libéraux est de savoir s’il y a, en société, une primauté du juste sur le bien. Le libéralisme, tel que formulé par John Rawls dans Théorie de la justice, croit possible de fonder une société à partir d’une pluralité de conceptions du bien, en cherchant à obtenir un accord sur le juste. Selon Rawls, les principes de justice peuvent être trouvés indépendamment de toutes conceptions du bien, grâce à une nouvelle forme de contractualisme qu’il nomme la position originelle. La position originelle est une condition hypothétique, non historique, qui demande aux personnes morales d’ignorer leur situation socio-économique lorsqu’elles délibèrent sur la conception de la justice qui convient à une société bien ordonnée. La capacité, déjà évoquée, des personnes morales de se représenter comme libre, distingue le contractualisme rawlsien des théoriciens du contrat classique. En effet, contrairement aux classiques, Rawls ne considère par les individus comme réellement libre, mais capable de se représenter comme tel. Le libéralisme rawlsien se veut donc universaliste, au sens où chaque individu peut s’imaginer dans la position originelle et acceptant les principes de justice. Cette notion sera relativisée par Rawl lui-même dans son ouvrage Libéralisme politique.
Le communautarisme lui repose sur la conviction qu’il faut, pour fonder une communauté ou une société consistante, davantage qu’une concession sur le juste, à savoir un accord sur le bien. L’appartenance à une culture semble être pour les communautariens la condition nécessaire pour qu’une société soit « juridiquement et politiquement harmonieuse et cohérente ». À cet égard, on pourrait donc dire qu’à l’inverse du libéralisme, la philosophie communautarienne prône un particularisme, puisque chaque conception du bien dépend de la communauté. De plus, comme le dit Michael Sandel : « les communautariens résistent à l’idée qu’il soit possible de donner un sens à nos obligations morales et politiques en des termes qui seraient volontaristes et contractuels ». Puisque ces derniers refusent l’idée que les individus sont libres de se détacher de leurs finalités, valeurs, projets, il est évident qu’ils rejettent l’idée de la position originelle, donc du contrat.
Le rôle de l’État
Il semble convenir, avant d’élaborer sur les divergences de conception de l’État entre libéraux et communautariens, de préciser le concept de pluralisme. Il semble que libéraux et communautariens s’entendent pour dire que le pluralisme des conceptions de la vie bonne est une condition importante de réalisation de valeurs humaines. C’est grâce au contact fréquent avec la différence, que nous pouvons « espérer éviter la sclérose de nos propres conceptions ». Cependant, libéraux et communautariens divergent quant à savoir le rôle de l’État face à ce pluralisme. Selon les penseurs libéraux, l’État doit demeurer neutre devant le pluralisme des conceptions de la vie bonne. En effet, puisqu’ils conçoivent les individus comme des mois indépendants, capables de choisir leurs propres fins, l’État doit demeurer neutre par rapport à l’ensemble de toutes finalités. Le contraire reviendrait à imposer à certains les valeurs des autres, et cela contreviendrait avec la capacité de chaque personne à choisir ses propres fins. La conception communautarienne prescrit plutôt un État perfectionniste, c’est à dire, qui valorise une ou des conceptions du bien particulières. Selon eux, l’État nuirait aux intérêts des citoyens en ne contribuant pas à la promotion de ces conditions. Le « marché des idées » libéral, tel que le nomme Kymlicka, ne saurait protéger une conception du bien plus vulnérable par rapport à une conception du bien majoritaire. Ainsi pour les communautariens, « la justice sociale et les questions de sauvegarde des communautés culturelles ne peuvent être entièrement séparées ».
LES RAPROCHEMENTS
Il s’agit là, je crois, d’une mise en place des principaux points sur lesquelles libéraux classiques et communautariens divergent. Il convient maintenant de présenter les tentatives rapprochements faits, entre autres, par John Rawls et Charles Taylor. Dans Libéralisme Politique, Rawls reconnaît, à la lumière de la critique communautarienne, que sa conception de la personne morale dans Théorie de la justice était, malgré lui, substantielle. Le concept de la personne morale va alors prendre une toute nouvelle dimension. Rawls soutient qu’il faut comprendre la personne morale comme citoyenne. Cette conception politique de la personne n’exprime pas donc pas la nature réelle du moi. Selon Rawls, il est nécessaire de faire une distinction entre la personne privée et publique, puisque les démocraties occidentales sont marquées par une pluralité de conceptions métaphysiques. Devant ce pluralisme, l’espace politique citoyen représente le strict minimum nécessaire pour s’entendre sur des principes de justice pouvant gérer ces différends. La conception politique de la personne aura aussi des répercussions sur la manière de justifier la neutralité de l’État. Puisque les arguments en faveur du libéralisme sont maintenant politiques et non métaphysiques, Rawls justifie la neutralité de l’État en tant que tolérance face au fait que les membres des sociétés démocratiques sont en désaccord à propos du bien.
Cette insistance de Rawls à situer le libéralisme à l’intérieur du cadre des sociétés démocratique, m’apparaît aussi comme une concession majeure à la critique communautarienne. Cette concession s’exprime à deux niveaux. D’abord, Rawls soutient que la tolérance face au pluralisme n’est possible que dans une société démocratique occidentale. Il donne donc une propriété intrinsèque à la société démocratique occidentale, ce qui m’apparaît être un réflexe communautarien, soit de reconnaître des valeurs communes à une société. De plus, en limitant sa conception de la justice aux démocraties occidentales, il renonce à l’universalité de ses principes de justice et adhère donc à un certain relativisme. Voilà une bonne dose d’eau dans son vin!
Le philosophe communautarien Charles Taylor cherche aussi une voie médiane. Il distingue d’abord deux volets au débat entre libéraux et communautariens, l’un ontologique et l’autre normatif. Ontologiquement, il désigne la vision libérale de la personne par le terme d’atomisme et à la vision communautarienne de la personne par le terme holisme. Ensuite pour ce qui est du normatif, il distingue l’individualisme libéral du collectivisme communautarien. Ontologiquement, Taylor privilégie l’holisme. Il considère que nous ne pouvons exister à l’extérieur du dialogue continu mené avec les autres. Notre identité morale est donc tissée avec celle des autres. Normativement, il est d’abord d’accord avec les principes de justice de Rawls. De plus, comme Rawls, il considère que pour maintenir c’est principes, ils doivent être appliqué à l’ensemble de la société. Selon Taylor, la façon de s’assurer que les membres de la société vont respecter les principes de justice est de valoriser la liberté des Anciens afin que chaque citoyen soit une partie prenante de cette solidarité. Ce républicanisme n’est envisageable que dans une société où il y aurait un fort sentiment patriotique et, d’après Taylor, c’est la vision communautarienne qui peut assurer ce patriotisme. Dans ce cas, l’État devrait faire la promotion des valeurs communes. Ce rapprochement entre les principes de justice de Rawls et de la philosophie communautarienne souligne un aspect que j’aimerais relever de ce débat. Il est intéressant de noter que la critique communautarienne ne vise pas les principes de justice eux-mêmes, mais plutôt la méthode libérale de les justifier.
CONCLUSION
Le libéralisme classique et la philosophie communautarienne me semble à première vue irréconciliable, puisqu’ils ne conçoivent pas l’être humain de la même manière. Cette divergence ontologique a, comme nous l’avons vu, des conséquences majeures dans les applications normatives. Il faut donc se tourner vers le libéralisme politique de Rawls pour trouver un lieu potentiel de compatibilité. La force de la conception politique de la personne de Ralws est de prendre ses distances dans les débats métaphysiques. Distance qui m’apparaît nécessaire. Toutefois, le fait que Rawls dote le citoyen de l’autonomie rationnelle m’apparaît beaucoup présupposé. En effet, il me semble évident que nous sommes, en partie, déterminés par notre identité communautaire. La marque la plus fondamentale de cela est selon moi la langue. Imaginons que je constate qu’il y a une pluralité des conceptions métaphysiques dans ma société et que j’accepte de me concevoir comme citoyen pour réfléchir aux principes de justice devant gérer cette diversité. Évidemment, je ne suis pas libre de réfléchir dans une autre langue que ma langue maternelle ou, peut-être, une autre langue que je maîtrise. Bien sur, la langue n’est que le véhicule de mes idées et n’est pas le moteur de celles-ci. On pourrait donc supposer que la langue dans laquelle le citoyen réfléchit n’aura pas d’incidence sur les principes de justice qu’il choisira. Toutefois, l’existence de ce trait caractéristique intellectuel dont je ne peux me défaire m’amène à me demander s’il existe d’autres aspects de ma personne dont je ne peux me détacher et qui sont donc intrinsèques et originals à ma personne politique. L’existence de tels traits pourrait donc, me semble-t-il, influencer ma conception de la justice. En effet, s’il existe un pluralisme des conceptions du bien, il possible qu’il existe un pluralisme raisonnable des conceptions du juste. D’ailleurs, n’existe-t-il pas au sein même du libéralisme une divergence en ce qui a trait à la justice du principe de différence, jugé juste par Rawls? Cette possibilité d’une pluralité des conceptions du juste m’amène donc à penser que la position communautarienne, à savoir, que le bien précède le juste est défendable. Là où la position communautarienne me semble plus problématique, c’est lorsqu’elle dote l’État d’un perfectionnisme en faveur du bien commun. L’histoire parle d’elle-même lorsque le bien commun est injuste.
BIBLIOGRAPHIE
KYMLICKA, Will. Les théories de la justice ; libéraux, utilitaristes, libertariens, marxistes, communautarien, féministe..., traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Éditions du Boréal, 1999,
RAWLS, John. Théorie de la justice, traduit de l’américain par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997.
RAWLS, John. Libéralisme politique, traduit de l’américain par Catherine Audard, Presse Universitaire de France, 1993.
RENAULT, Alain. Libéralisme politique et Pluralisme culturel, Paris, Éditions Pleins Feux, 1999
SANDEL, Michel. Le libéralisme et les limites de la justice, traduit de l’américain par Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999.
WALZER, Michael. « La critique communautarienne du libéralisme », dans Libéraux et Communautariens, sous la dir. de André Breton, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997,
WEINSTOCK, Daniel.« Libéralisme, nationalisme et pluralisme culturel », dans Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix?, sous la dir. de Michel Seymour, Montréal,
Éditions Bellarmin, 1992,
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