Saturday, December 23, 2006

La rédemption : Patrice Chéreau et le final du Crépuscule des dieux

Introduction

Une des questions déterminantes lors de l’analyse d’une mise en scène lyrique est de savoir si cette dernière est fidèle, ou non, aux intentions du compositeur. Le musicologue Jean-Jacques Nattiez, dans son livre Tétralogies Wagner, Boulez, Chéreau : Essai sur l’infidélité, mentionne que « c’est au nom de cette infidélité des metteurs en scène au “Maître” [Wagner], que les scandales de Bayreuth ont toujours éclaté, et notamment celui de cette “Tétralogie du Centenaire” en 1976 ». Toutefois, pour pouvoir parler de fidélité à une oeuvre, il faut d’abord qu’il existe, et que l’on connaissance, un sens clair et précis qui correspond aux intentions du compositeur. Or, dans le cas de l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, rien n’est moins certain. Cependant, à la lecture d’un nombre assez important de commentateurs, il s’est dégagé une récurrence: l’importance de la rédemption dans le final du « Crépuscule des dieux ». À ce sujet, Jean-Jacques Nattiez mentionne, dans une entrevue accordée à LaScena Musicale, que la représentation scénique de la rédemption par Wieland Wagner dans le final de Tristan et Isolde était une réussite, alors que Patrice Chéreau avait gommé cette dimension dans son final du Crépuscule des dieux. Intrigué par cette déclaration, je me suis intéressé à la version de Patrice Chéreau de cette scène, pour essayer de comprendre comment ce dernier avait traité cette question de la rédemption dans son final. Afin de répondre à cette question, je ferai d’abord un historique de l’écriture du livret du Ring, en mettant un accent particulier sur l’écriture des dernières paroles de Brünhilde. Ainsi, une partie du sens du concept de la rédemption dans le final du Crépuscule sera dégagé. Ensuite, un survole de la conception générale du Ring de Chéreau et de son style mettra la table à une discussion sur le thème musical de la rédemption et son rôle dans la mise en scène de Chéreau.

PREMIÈRE PARTIE
Le Crépuscule des dieux et la rédemption

I. — LA GENÈSE DU TEXTE
1. — Les Wibelungen, histoire universelle tirée de la légende
À partir de l’année 1846, Wagner songe à écrire un drame centré sur la recherche du pouvoir universel. C’est à la fin de l’été 1848 que Wagner rédige l’essai Les Wibelungen, histoire universelle tirée de la légende. Il s’agit d’un texte qui se veut une synthèse de ses lectures historiques et mythologiques, ayant comme principaux pôles, l’histoire de Frédéric I, ancien empereur d’Allemagne et les Eddas. Selon Jean-Jacques Nattiez, malgré la matière trop vaste et confuse de ce travail, l’on y retrouve tout de même les premières idées qui sont à la source de la Tétralogie. John Deathridge soulève d’ailleurs que Wagner y compare Frédéric I à Siegfried en écrivant:

Quand reviendras-tu, Frédéric, toi glorieux Siegfried,
pour abattre le Dragon du mal rongeant l’humanité?

2. — Le Mythe des Nibelungen considéré comme esquisse d’un drame
Après avoir complété cette version des Wibelungnen, Wagner achève, le 4 octobre 1848, un deuxième essai: Le Mythe des Nibelungen considéré comme esquisse d’un drame. Cette fois, sa source principale est le poème folklorique Nibelungenlied. Nattiez explique que Le Mythe des Nibelungen est beaucoup plus court que les Wibelungnen, mais plus décisif, car quelques jours plus tard, soit le 20 octobre, Wagner écrit l’esquisse de la première version du Crépuscule des dieux, alors titré La Mort de Siegfried. Mentionnons, que dans cette esquisse on retrouve la première version des dernières paroles de Brünnhilde. Ces paroles diffèrent de celle du Crépuscule des dieux et nous verrons que Wagner changera à plusieurs reprises la fin de son oeuvre.

II. — LES PAROLES ULTIMES DE BRÜNNHILDE
1. — La Mort de Siegfried
Dès l’esquisse achevée, Wagner ne tarde pas à se mettre au travail. Du 12 au 28 novembre 1848, il écrit la version quasi définitive de La Mort de Siegfried. Ce Grand opéra héroïque en trois actes va alors prendre toute la place dans le processus créatif du compositeur . Notons que déjà les mots que place Wagner dans la bouche de Brünnhilde diffèrent de ceux de l’esquisse.
2. — La Mort de Siegfried révisée
Au début de l’année 1849, Wagner hésite à nouveau avec les derniers vers de son opéra. Il écrit dans une marge du texte original les mots suivants:

J’ai eu la vision d’une expiation bienheureuse pour les dieux
vénérables, éternellement unis dans la sainteté. Réjouissez-
vous : le plus libre des héros arrive. Sa fiancée l’amène devant
vous pour la salutation fraternelle.

Wagner ajoute dans l’autre marge l’esquisse ci-près:

Maintenant, celle qui a évité la faute s’en va, privée de pouvoir
Ce héros si joyeux qui est né de votre faute efface la faute par
la liberté de ses actes : la lutte pénible pour votre puissance
finissante vous est épargnée : pâlissez de béatitude devant
l’action de l’homme, devant le héros que vous avez engendré!
Je vous annonce que la bienheureuse rédemption par la mort
vous libère de cette peur angoissée.

Dans la première des deux citations ci-dessus, Édouard Sans décèle que « la prééminence du roi des dieux se trouve sensiblement réduite au profit du héros, très certainement sous l’influence des évènements politiques du moment ». D’ailleurs, dans deux articles alors anonymes et parus dans les Volksblätter de Röckel respectivement le 10 février 1849 et le 8 avril 1849, sous le titre la Révolution et l’Homme et la société établie, Wagner écrit que rien n’est supérieur à l’homme libre, et que l’ordre existant doit être bouleversé. Dans la seconde citation, la rédemption dans la mort est évoquée pour la première fois. Cette conclusion est généralement perçue comme « résolument optimiste, puisque Siegfried rédempteur évite aux dieux leur déclin et leur apporte le bonheur ».
3. — Le Jeune Siegfried, L’Or du Rhin, La Walkyrie
En 1851, sous les conseils de quelques proches, dont Franz Liszt, Wagner prend conscience que la Mort de Siegfried doit être précédée d’un drame : le Jeune Siegfried. Il en rédige le poème au début du mois de juin 1851. Puis de novembre 1851 à 1852, il écrit les esquisses et poèmes de l’Or du Rhin et de la Walkyrie, dans cet ordre. C’est en février 1853, que paraît le premier tirage complet de l’Anneau du Nibelung. Il est publié en cinquante exemplaires et destiné aux amis de Wagner.

III. — L’INFLUENCE DES PHILOSOPHES
1. — La rédemption selon Feuerbach
À partir de 1852, le poème de la Tétralogie semble enfin terminé. Toutefois, les dernières paroles de Brünnhilde vont une fois de plus être modifiées. Ces constants changements semblent pouvoir s’expliquer. D’abord, Édouard Sans situe la période allant de 1848 à 1854, comme étant un des temps forts dans l’évolution morale et intellectuelle du compositeur. À ce sujet, Serge Gut dit :
« Le christianisme assez flou de 1848 passe à un athéisme parfois virulent où l’idéal chrétien
est renié et où la révolution, la nature et l’amour sont glorifiés. Les dieux doivent disparaître
pour être remplacés par une humanité triomphante. Un monde athée, mais où l’amour règnera
sans partage, traduit la forte empreinte de Feuerbach ».

Jean-Jacques Nattiez explique que pendant cette période d’évolution, la signification que Wagner donne lui-même au Ring évolue et se transforme. Il ajoute que Wagner comprend « qu’il suffit d’en modifier le dénouement pour donner un sens autre et neuf à tout ce qui précède ». Voici donc un extrait de ce que Wagner fait dire à Brünnhilde, pour infléchir à son oeuvre un sens que les commentateurs appellent « feuerbachien »:

La race des Dieux a passé comme un souffle,
j’abandonne un monde sans maître; [...]
Ni la splendeur des Dieux, ni terres et châteaux,
ni fastes éblouissants, [...] ne donnent le bonheur:
seul l’amour rend heureux dans le ciel et dans la douleur.

Jean-Jacques Nattiez dit de cette strophe qu’elle est très évidemment feuerbachienne, car elle situe l’Amour et la Nature contre le pouvoir. C’est ce qu’il y a de fondamentalement optimiste dans cette version du final du Crépuscule des dieux : Wotan, et tout ce qu’il représente, a remplacé l’amour par la volonté de puissance. Les sacrifices de Siegfried et de Brünnhilde vont à leurs tours affranchir l’homme de la domination de l’or et de l’égoïsme. Alors, le règne de l’amour peut commencer. Nattiez complète en disant: « [Wagner] croit encore à la possibilité d’une humanité libérée et transfigurée par l’amour ».
2. — La rédemption selon Schopenhauer
En septembre-octobre 1854, Wagner lit l’oeuvre majeure d’Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation. Sous le choc de la « révélation schopenhauerienne », il reconsidère sa perspective générale du Ring. Il y a deux conséquences principales à cette relecture. D’abord, le personnage de Wotan prend une nouvelle dimension. Il passe d’un personnage symbolique et secondaire à un personnage central de l’histoire, ce qui déplace le centre de gravité de l’oeuvre de Siegfried vers Wotan. L’autre changement important concerne l’idée générale de la rédemption. Pour Lichtenberger, le raisonnement positiviste de la version Feuerbach semble être une concession faite par Wagner au penseur optimiste, « car dans le drame l’amour n’a jamais été qu’un facteur de catastrophe et de dévastation. Il suffit donc à Wagner de changer quelques vers pour retrouver l’unité du poème qui est incontestablement une unité pessimiste ». Wagner remanie seulement le premier acte du Jeune Siegfried et la scène finale de La Mort de Siegfried. Voici une partie de ce que Brünnhilde dit à partir de 1856:

Je quitte la demeure du désir,
je fuis à jamais la demeure des chimères; [...]
celle qui est illuminée, libéré des réincarnations
se dirige vers le pays choisi sans désir et sans chimère, [...]
Savez-vous comment j’ai conquis cette fin bienheureuse
de toute éternité? La douleur profonde de l’amour endeuilli
m’a ouvert les yeux: j’ai vu le monde finir.

D’après Sans, il s’agit bien là de la conception schopenhauerienne de la rédemption. Brünnhilde arrive à la connaissance par la douleur. Elle parvient à la libération intérieure des liens qui l’attachent à ce monde, grâce au martyre qu’elle a vécu. Nattiez souligne aussi que «l’allusion au cycle brahmanique des réincarnations, jusqu’à ce que la rédemption soit finalement trouvée, est évidente ». Cette version est mise en musique par Wagner, mais il remarque le 12 janvier 1872, que ce passage explicite aboutit presque au pléonasme, car le sens de ces vers est déjà exprimé dans la musique. C’est du fameux thème dit de la Rédemption par l’amour qu’il est question. Les paroles définitives de l’oeuvre sont donc celles de la version Feuerbach,
« laissant à la musique le soin d’exprimer toutes les autres composantes de l’atmosphère ».


DEUXIÈME PARTIE
Patrice Chéreau et la rédemption

I . — LA CONCEPTION GÉNÉRALE
1. — Le Ring
Pour l’homme de théâtre qu’est Chéreau, la première source d’inspiration est le livret lui-même. Ce que Chéreau voit tout d’abord dans le texte de Wagner, c’est une réflexion sur le pouvoir. Cette réflexion même que Wagner faisait lorsqu’il écrivait sa version d’optimiste révolutionnaire. Celle qui « annonce l’avènement d’une humanité heureuse et libérée grâce au sacrifice du héros ». Toutefois, Chéreau ne voit pas en Siegfried un héros rédempteur. Il dit plutôt : « où [est] le héros qu’on m’avait promis, quel [est] ce libérateur de l’humanité qui ne [libère] rien? ». Chéreau a donc perçu ce que Wagner a compris lorsqu’il a relu son Ring dans une perspective schopenhauerienne : le centre de gravité du Ring n’est pas Siegfried, mais Wotan. Chéreau a alors décidé de mettre en scène un mixte de ses deux constatations. Le Ring de Chéreau en est donc un centré sur Wotan selon Schopenhauer, mais incarnant le pouvoir, pour retrouver la dimension politique, qui est représentée dans le Ring selon Feuerbach. Cependant, Nattiez précise que le politique et le pessimisme que Chéreau met en scène ne proviennent pas de Feuerbach ni de Schopenhauer, mais de notre époque qui nous conduit à ces mêmes constatations.
2. — Le Crépuscule des dieux
Pour Chéreau, le Crépuscule représente une parjure de tous les autres opéras du cycle. Pour appuyer ses dires, Chéreau rappelle que Siegfried y est parjure de lui-même, trahissant l’épée, la lance et tout ce à quoi il croit. Chéreau conçoit donc le Crépuscule comme un monde où les valeurs n’existent plus. Le monde de cet opéra en est un où il est difficile de croire encore à quelque chose. Il s’agit d’un monde sans dieux (littéralement, car aucun dieu n’est vu sur scène), notre monde. Chéreau met donc en scène l’humanité, et ce, pour apporter sa réponse à « l’impasse dans laquelle se situait Wagner vingt-cinq ans après le début de la composition du Ring : que conclure? Comment conclure? ». J’y reviendrai.

II — LE STYLE DE CHÉREAU
1. — Décors, costumes et accessoires
En parlant des opéras de Wagner, les commentateurs font souvent référence à la “Zeitlosigkeit” ou atemporalité. Elle a été magistralement défendue dans les mises en scène de Wieland Wagner. Pour sa part, Chéreau dit ne pas comprendre cette notion. Pour lui, toute mythologie est d’une époque précise. Chéreau prend donc position et introduit dans son Ring des éléments du monde industriel de 1848, dont le célèbre barrage au début de l’Or du Rhin. Jean-Jacques Nattiez explique que Chéreau fait ce choix, « pour faire comprendre que le Mythe du Nibelung raconté à cette date concerne aussi cette époque-là ». Cette prise de position temporelle rappelle à l’auditoire que Wagner se servait des mythes pour parler de choses présentes. Dans le final du Crépuscule, cela se perçoit surtout dans le décor urbain représentant, en partie, les docks de New York et les costumes du peuple dont le style est de l’époque de Wagner. Toutefois, un costume diffère des autres dans ce final, celui de Brünnhilde. Cette grande robe blanche trop longue, aux manches ailées. Cette robe, bien que très belle, porte aussi un sens dramatique pour Chéreau. Pour le metteur en scène, la meilleure analogie pour représenter la walkyrie à ce moment est l’Albatros de Baudelaire. Elle est comme l’oiseau capturé par les marins. Brünnhilde n’a rien à faire dans ce monde, c’est un être empêché de vivre, nous dit Chéreau. Notons aussi que Chéreau utilise le voile blanc comme un symbole de la féminité.
2. — Brünnhilde
Ce que Jean-Jacques Nattiez nous dit au sujet des personnages de Chéreau, c’est qu’ils sont traités avec réalisme. Le réalisme dans les dernières paroles de Brünnhilde se retrouve, je crois, dans la subtilité des regards et des gestes qu’elle pose, et dans le naturel dans ses déplacements. Chaque mouvement qu’elle fait semble habité par une intention. Chaque geste et chaque pas de Gwyneth Jones portent un sens. Une autre part de réalisme paraît provenir de l’approche vocale. Plusieurs notes sont approchées d’abord avec une voix presque parlée et sans vibrato, puis vibrante. Cette approche donne au mot un sens clair et souligne l’intensité dramatique du texte, qui est, le moteur de la mise en scène de Chéreau. De ce fait, il n’est pas rare de lire que Chéreau donne à l’action dramatique préséance sur la musique, et ce, avec l’accord de Boulez.
3. — Quelques mots sur les didascalies
Chéreau ne fait pas fi de ce que Wagner a écrit dans la partition. Loin de là. À plusieurs endroits il fait exactement selon la volonté didascalique de Wagner. Par exemple, le moment où Brünnhilde attrape la torche et la manière dont elle la brandit respectent scrupuleusement la partition. Il n’en reste pas moins que la mise en scène est un art arbitraire et Chéreau a certainement pris des libertés quant aux images que le compositeur souhaitait voir sur scène. Il nous a, entre autres, épargné de voir Grane le cheval de Brünnhilde, qui est de toute façon trop souvent risible. Un point plus controversé est le retour des Filles du Rhin, mais sans le fleuve. Chéreau dit : « je n’ai jamais rien voulu savoir du Rhin qui déborde. Cela me semble un peu évacuer du Ring le retour à la nature.
4. — L’utilisation de la musique
Un pôle important de la mise en scène de Chérau est la musique elle-même. Patrice Chéreau utilise la musique, surtout les leitmotive, comme un élément participatif à l’action, « comme si les acteurs entendaient réellement le commentaire musical et réagissaient par rapport à lui ». Un bon exemple de cela dans le final est lorsque le peuple regarde le feu se propager au Walhalla. Jean-Jacques Nattiez souligne avec exactitude qu’à la première occurrence du thème du Walhalla, la foule recule une première fois, et se regarde avec étonnement. La seconde fois, la foule recule encore et s’anime. Et à la troisième occurrence du leitmotiv, le peuple panique littéralement devant la présence menaçante du monde des dieux en voie d’écroulement, et permettez-moi d’ajouter : devant l’inconnu et le vide qui se présente inévitablement à eux.

III. — LA RÉDEMPTION
1. — Le thème dit de la Rédemption par l’amour
Il existe une controverse chez les commentateurs afin de savoir quel nom donner à ce motif entendu pour la première fois à la fin de la première scène du troisième acte de la Walkyrie, lorsque Sieglinde dit : O sublime prodige, vierge merveilleuse. Puis qui réapparaît avec la dernière séquence musicale du long monologue de Brünnhilde, qui débute par : Grane, mon Grane. John Deathridge amène un argument solide pour un autre nom, celui de Glorification de Brünnhilde. Pour justifier sa position, il cite une lettre non publiée de Cosima Wagner au chimiste Edmund von Lippmann qui dit : « le motif chanté à Brünnhilde par Sieglinde est la glorification de Brünnhilde qui est repris à la fin de l’oeuvre, pour parler avec unité ».
On retrouve aussi dans le journal de Cosima un autre extrait datant du 23 juillet 1872, qui porte à croire que les intentions de Wagner avec ce thème sont de glorifier Brünnhilde : « Je suis heureux de m’être réservé pour la fin l’éloge que Sieglinde chante de Brünnhilde, pour ainsi dire le chant à la gloire des héros ». Si pour certains, changer le nom du thème ultime du Ring semble pouvoir avoir des conséquences majeures sur son interprétation, Serge Gut, à l’affût des arguments de Deathridge, dit : « en fait, ces divers noms ont tous la même signification : ils se rapportent à Brünnhilde et à l’action bienfaitrice de son sacrifice par amour ». Gut décide quant à lui de conserver le nom de Rédemption par l’amour.
2. — Le dernier tableau de Chéreau et la rédemption
Pour Chéreau, et Boulez, la fin du Crépuscule des dieux - et du Ring - en est une ouverte. Ce qui ne trahit en rien la propre perception de Wagner qui dit : « il n’y a pas de fin pour la musique, elle est comme la Genèse des choses ; elle peut toujours repartir au commencement, se transformer en son contraire, mais au fond elle n’est jamais terminée ». Pour illustrer cette ouverture, la dernière image de Chéreau dans la Tétralogie du Centenaire est admirable. C’est l’image d’une humanité composite formée de jeunes enfants et de vieillards, d’hommes et de femmes, d’ouvriers et d’hommes d’affaires, d’Allemands et de Juifs. Cette humanité devant un nuage gris, les cendres du monde qui passe, regarde l’auditoire, nous regarde, demandant : que faisons-nous maintenant? Je laisse le soin à Chéreau lui-même de parler de son final et du lien avec le motif de la rédemption:
« J’ai demandé que ces hommes et ces femmes, pendant longtemps dans ce spectacle tenus à l’écart des grandes décisions qui les concernent en dernière analyse, apportent le poids de leurs interrogations et de leurs doutes ; j’ai voulu qu’il écoute simplement la musique, que cette musique délivre un message, que la fosse d’orchestre, comme le gouffre fumant de Delphes, soit une crevasse qui profère des oracles qui seraient la Marche funèbre et le thème de la rédemption de la fin. [Le thème de la rédemption] est un message délivré au monde entier, mais, comme toutes les pythonisses, l’orchestre n’est pas clair et l’on peut interpréter son message de plusieurs façons. [...] Brünnhilde conclut bien en accusant Wotan, en le prenant à partie, en réhabilitant Siegfried, en révélant la grande tricherie criminelle dont elle est la première victime, [...] mais l’humanité, elle, n’a que deux morceaux où parle l’orchestre seul - puisque Wagner n’a pas mis en musique les mots qu’il avait écrits pour conclure - et où l’orchestre récapitules [...] les motifs qu’il y avait de tant espérer de Siegfried [...] et, pour finir, reprend le thème avec lequel Sieglinde avait salué la naissance d’un nouvel homme libre - son fils. Or justement, ce thème, on l’a déjà entendu, il a déjà annoncé Siegfried, et l’on sait maintenant ce qu’il en est devenu: peut-on le réentendre innocemment [...]? [...] Ne doit-on pas l’entendre avec méfiance et inquiétude, une méfiance qui serait à la mesure de l’immense espoir que porte aussi cette humanité qui a toujours été l’enjeu muet et invisible des combats atroces qui ont déchiré les êtres tout au long du Ring? Les dieux ont vécu, les valeurs du monde sont à reconstruire et à réinventer : les hommes sont là comme au bord d’un gouffre, ils écoutent tendus, cet oracle qui sourd des profondeurs de la terre ».


Conclusion
À la lumière du présent texte, c’est Édouard Sans qui donne, à mon avis, le meilleur résumé du parcours sémantique de la rédemption dans le final du Crépuscule des dieux en écrivant :
« Dans la première idée du compositeur, il s’agissait de montrer comment la lutte des égoïsmes et des appétits rend le monde mauvais, et comment l’amour seul peut jeter les bases d’un monde futur, fondé sur la liberté et la fraternité. Désormais, il admet que l’égoïsme est l’expression même de la Volonté dans les divers degrés de son objectivation, et que seule la négation du Vouloir-vivre amène la solution définitive, le retour au néant. Ainsi Wagner, à l’aide de la philosophie de Schopenhauer, reconnaît que ce n’est pas le monde où nous vivons qui a besoin d’être sauvé, mais le monde tout court. C’est l’existence même qui a besoin de rédemption ».
Cette explication est claire, mais est-elle vraiment définitive? Wagner n’a-t-il pas supprimé la version selon Schopenhauer? Certes, il évoque le pouvoir qu’a sa musique à exprimer ce sens, mais la musique est-elle si claire? Si elle l’est, alors pourquoi toute ces exégèses différentes et ces disputes sur le seul nom d’un thème? Après tout, Wagner lui-même a changé sa propre interprétation de son oeuvre à plusieurs reprises! Bref, pour des raisons sémiologiques exposées dans le livre Tétralogies Wagner, Boulez, Chéreau : Essai sur l’infidélité de Jean-Jacques Nattiez, il est fort probablement impossible de trouver le sens exact du Ring et de son final. C’est, je crois, la constatation que fait Chéreau quand il dit que le final du Ring est un oracle qu’il faut écouter, et en comprendre le sens, ou pas. C’est une fin qui n’en est pas une, puisque tout peut recommencer. La réponse scénique du metteur en scène à cette ambiguïté est l’ambiguïté. Est-ce que la rédemption est pour autant évacuée de sa mise en scène? Je crois que non. Toutefois, en mettant en scène une humanité semblable à nous, nous fixant du regard et nous demandant : qu’allons-nous faire? Chéreau nous présente un visage de la rédemption que nous ne connaissions pas, une rédemption qui dépend de nous.

BIBLIOGRAPHIE


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collaboration de Sylvie de Nussac, coll. Diapason, dir. par Gilles Cantagrel et Georges Liébert,
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DEATHRIDGE, John. « The Ring : an Introduction » et « Götterdämmerung : Finishing the End », dansle livret de Wagner Götterdämmerung Levine, DC enregistré avec The Metropoliain Opera
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