Friday, March 2, 2007

La personne morale de John Rawls

INTRODUCTION
John Rawls est un penseur libéral. Souvent, dans la pensée française, le terme libéralisme fait référence au néo-libéralisme donc à l’assujettissement aux lois du marché. Cette allusion prend souvent une forme péjorative. Toutefois dans la pensée américaine, le libéralisme évoque une philosophie valorisant les libertés individuelles et considérant que l’État doit protéger et discriminer favorablement les minorités. Toutefois, selon Rawls, c’est l’utilitarisme qui domine les sociétés démocratiques anglo-saxonnes et la manière dont leurs structures fondamentales sont organisées. L’utilitarisme suggère qu’une société est juste, quand ses institutions fondamentales sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des individus qui en font partie. Rawls cherche donc une procédure neutre menant à des principes justes qui pourraient organiser la structure de base d’une société de personnes libres et égales plus adéquatement que l’utilitarisme. Il pense y arriver dans ce qu’il appelle la théorie de la justice comme équité dont il fait état une première fois dans le livre Théorie de la justice et ensuite dans Libéralisme politique. L’objectif du présent travail est d’exposer les caractéristiques d’un concept important de la théorie de la justice comme équité, celui de personne morale, et ce, à l’époque de Théorie de la justice, de faire état de la transition vers Libéralisme politique et de le redéfinir selon Libéralisme politique. Dans le cas de la personne morale de Théorie de la justice, je procéderai par « entonnoir inversé ». C’est-à-dire que je commencerai par exposer simplement ce qu’est la personne morale, pour ensuite en déduire d’autres concepts importants de la théorie de Rawls comme la position originelle, la structure de base, les deux principes de justice et la société bien ordonnée. J’utiliserai la question de la stabilité comme concept charnière pour faire état de la transition vers Libéralisme politique en plus d’insister sur la critique communautarienne de la personne morale. De là, j’introduirai la personne morale comme personne politique et tenterai de présenter les changements de procédure qu’implique la redéfinition de la personne morale dans Libéralisme politique.

La personne morale
Un des principaux concepts de la théorie de la justice comme équité est celui de personne morale. Rawls entend par personne morale, que les individus d’une société démocratique se représentent comme libres, égaux, rationnels et raisonnables. Ils sont libres, car capables de réviser le contenu socio-culturel qui leur a été transmis. Égaux en ce qu’ils sont capable de contribuer à la vie sociale. Rationnels parce qu’ils sont aptes à agir en conformité avec leurs finalités, valeurs et projets. Raisonnables, puisqu’ils possèdent un certain sens de la justice. La notion de personne morale est centrale, car de ses caractéristiques découlent d’autres éléments procéduraux majeurs de la théorie de la justice comme équité. En effet, puisqu’ils ont un sens commun de justice (raisonnable), les personnes morales peuvent se pencher sur des questions de justice. Rawls précise que l’objet d’application des principes de justice est la structure de base d’une communauté nationale indépendante fermée, dans laquelle on entre que par la naissance et de laquelle on ne sort que par la mort. Rawls entend par structure de base, les institutions sociales les plus importantes qui répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et qui déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale. Ensuite, le fait que les personnes morales soient rationnelles soutient un autre point essentiel de la procédure de Rawls, soit la primauté, en société, du juste sur le bien. En effet, la réflexion de John Rawls part de la constatation qu’il existe dans la société démocratique un pluralisme irréductible de conceptions raisonnables du bien. Devant cette pluralité, Rawls propose une procédure pour en venir à des principes de justice minimaux sur lesquelles tous peuvent s’entendre et qui serviront à gérer cette diversité. Donc, dès lors que tous sont rationnels et ont un projet de vie unique, cela les incite à percevoir la diversité des conceptions de vie bonnes. De cela découle la nécessité de reconnaître la primauté du juste sur le bien dans la détermination de principes de justice. Aussi, le fait que les personnes morales soient égales, assure en quelque sorte que les principes adoptés seront justes, car tous participent également à la société. Finalement, puisque les individus se représentent comme libres, donc antérieurs à leurs fins, ils ont la possibilité d’accepter ce que Rawls appelle la position originelle.

Concepts importants de la théorie de la justice comme équité
La position originelle est une condition hypothétique, non historique, qui demande aux personnes morales d’ignorer leur situation socio-économique lorsqu’ils délibèrent des questions de justice concernant la structure de base. Toutes les contraintes spécifiques de la position originelle sont désignées par le terme voile de l’ignorance, mais ne peuvent être énumérées ici. Pour Rawls, la position originelle est nécessaire, car elle sert à « invalider les effets de contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d’utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel ». En d’autres mots, si les individus ne savent pas comment les différents principes adoptés affecteront leur propre cas particulier, ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales. Rawls propose que si l’on se considère comme personne morale en position originelle et que l’on suit d’autres contraintes raisonnables de la procédure de la théorie de la justice comme équité, dont je ne peux malheureusement pas faire entièrement état ici, on en arrive à deux principes de justice. Le premier principe affirme que tous ont droit à un système de libertés de base égales pour tous. Rawls y inclut notamment les libertés civiques et politiques. Le second principe indique que les inégalités sociales et économiques sont acceptables dans la mesure où a) elles sont à la l’avantage de chacun ou b) qu’elles soient attachées à des positions ou des fonctions ouvertes à tous. En d’autres termes, nous pourrions dire que les inégalités sociales et économiques sont acceptables si elles maximisent la création de ressources, qui seront redirigées vers les plus démunis. Cela se nomme le principe de différence. Une fois les deux principes de justice déterminés les membres de la société doivent véritablement et sincèrement souscrire aux deux principes de justice. Cette condition de consensus sincère est implicite à ce que Rawls appelle la société bien ordonnée. En effet, la société bien ordonnée est la société idéale dans laquelle les deux principes de justice seraient appliqués à la structure de base afin de favoriser le bien de ses membres et où prévaut une conception publique de la justice. La condition de publicité se résume à ce que chacun accepte et sait que chacun accepte les mêmes principes de justice et où les institutions de base de la société satisfont, en général, et sont reconnues comme satisfaisants ces principes.
Rawls explique que la publicité des principes de justice sert à rendre la société bien ordonnée stable. Un système de coopération est stable quand « on y obéit plus ou moins régulièrement et qu’on se conforme volontairement à ses règles de base ». Rawls ajoute un autre argument pour soutenir que sa théorie est stable. Il affirme qu’une fois le voile de l’ignorance levé, les personnes morales ressemblent aux personnes réelles, selon trois lois psychologiques. Ces trois lois stipulent que les individus sont dotés d’une amitié civile (égal), qu’ils ont une estime d’eux-mêmes (rationnel) et qu’ils ont un sens de la justice (raisonnable). Cela enraye alors deux types d’instabilités relevés par Rawls, soit que les individus ont tendance à vouloir défendre leurs intérêts et qu’ils ont tendance à enfreindre les lois pour y arriver.

De Théorie de la justice vers Libéralisme politique
Toutefois, Rawls se révise. Il constate qu’en faisant reposer une partie de la stabilité de son système sur une théorie psychologique précise, parmi une diversité de théories psychologiques, il prend position dans un débat de points de vues raisonnables, ce qu’il ne veut pas faire. Il va donc, dans Libéralisme politique, remplacer les trois lois psychologiques par le concept de citoyenneté, sur lequel nous reviendrons plus loin. De plus, Théorie de la justice subit les critiques des philosophes communautariens au sujet de la liberté des personnes morales. Comme nous l’avons vu, Rawls affirme que les personnes morales se représentent comment libres, donc capables de réviser le contenu de leurs finalités, valeurs et projets. Or, pour les communautariens, il existe des « affections, des dévouements et des loyautés dont ils ne voudraient ni ne pourraient ni même ne devraient se distancier pour les évaluer objectivement ». En d’autres termes, les communautariens se définissent par leurs finalités, valeurs et projets et se considèrent comme incapables de même se représenter autrement. Ils accusent donc Rawls de prendre position dans le débat métaphysique opposant les communautariens aux individualistes, qui eux soutiennent que nous sommes antérieurs à nos fins. Rawls ne reste pas indifférent relativement à ces critiques communautariennes. Il écrit :

La position originelle ainsi que les partenaires qu’elle suppose pouvaient nous suggérer la présence d’une doctrine métaphysique de la personne à l’arrière-plan. [...] Je ne peux me contenter de simplement nier toute dépendance à l’égart de doctrines métaphysiques; il se peut, en effet, que, malgré moi, elle soient tout de même impliquer

.
Libéralisme politique
Dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls reformule et modifie plusieurs des principaux concepts de Théorie de la justice, afin que sa théorie de la justice comme équité soit la plus neutre possible face aux débats métaphysiques et moraux. Le concept de la personne morale va alors prendre une toute nouvelle dimension. En effet, devant le pluralisme des conceptions métaphysiques, Rawls soutient qu’il faut admettre une personne morale citoyenne, qui représente le strict minimum nécessaire pour s’entendre sur des principes de justice pouvant gérer ces différends. C’est donc dire que le concept de personne morale se réfère non pas à la personne privée, mais à la personne politique. Le citoyen, ou personne politique, est doté des mêmes facultés que la personne morale de Théorie de la justice. C’est-à-dire que les citoyens sont libres, égaux, rationnels et raisonnables. Cependant, Rawls précise trois points vues selon lesquels les citoyens se considèrent comme libres. Premièrement, ils sont capables de considérer leur personne comme indépendante de toute conception particulière du bien. En deuxième lieu, les citoyens sont des sources de revendication valides. Finalement, les citoyens assument les conséquences de leurs actes. De plus, Rawls explique que les citoyens savent qu’ils font partie d’une société démocratique occidentale. En effet, Rawls suggère que la tolérance quant au pluralisme des conceptions métaphysiques n’a pu naître que dans une telle société. Donc, de ce passage de la personne morale à la personne politique découlent des conséquences significatives sur la position originelle. L’une d’elles est que Rawls renonce à la condition de l’universalité. En effet, une des contraintes de la procédure du voile de l’ignorance à l’époque de Théorie de la justice était que les principes obtenus devaient être universels. Toutefois, dans Libéralisme politique, puisque les principes sont établis par des personnes politiques sachant qu’elles font partie d’une démocratie constitutionnelle moderne, les principes de justices ne sont universels que pour les individus à l’intérieur de la société. Un autre changement important dû à la conception politique de la personne est que Rawls considère que les deux principes de justice devront faire l’objet d’un consensus par recoupement. C’est-à-dire qu’il faut trouver une intersection non vide entre tous les jugements bien pesés. En effet, dans la sphère politique il n’y a ni de vrai ni de faux seulement des consensus, donc pas de métaphysique.

CONCLUSION
C’est ce qui met un terme à ce travail qui cherchait à mettre en lumière les caractéristiques de la personne morale à l’époque de Théorie de la justice, de Libéralisme politique et de faire état de la transition entre les deux. Rappelons que pour Rawls, à l’époque de Théorie de la justice, la personne morale est une autoreprésentation de soi. Dans cette représentation, la personne est libre, égale, rationnelle et raisonnable. La liberté ici signifie que l’individu est antérieur à ses fins. Des caractéristiques de la personne morale découlent certaines contraintes de la procédure de Rawls. Une contrainte importante est possible grâce à la liberté. Il s’agit d’accepter la position originelle. La position originelle est une situation hypothétique dans laquelle la personne morale ignore sa situation socio-économique et cherche à trouver, selon des contraintes proposées par Rawls, des principes de justice destinés à s’appliquer à la structure de base d’une société. Cette procédure est nécessaire, car devant le pluralisme des conceptions du bien, Rawls considère qu’il faut trouver un moyen juste de gérer les différends. Toutefois, les philosophes communautariens critiquent la théorie de Rawls. Ils disent qu’eux sont incapables de se séparer de leurs fins et lui reprochent donc de prendre position dans le débat métaphysique les opposants aux individualistes. Rawls va alors, dans Libéralisme politique, spécifier que la personne morale est une personne politique. Que c’est justement devant le pluralisme des conceptions métaphysiques, qu’il faut concéder que la société doit trouver des principes minimaux pour s’entendre et que ces principes minimaux se retrouvent dans la personne citoyenne. Le citoyen possède les mêmes caractéristiques que la personne morale, mais est confiné à la sphère publique et non privée. De plus, Rawls précise que le citoyen fait partie d’une société démocratique occidentale. De cela découle plusieurs conséquences, dont celle que les principes devront faire l’objet d’un consensus par recoupement et non pas représenter une vérité. Cela résume assez bien, je crois, la question posée en introduction. Il existe toutefois plusieurs idées qui n’ont malheureusement pas pu être abordées ici. Les biens sociaux premiers, l’équilibre réfléchi, les contraintes du voile de l’ignorance, l’égoïsme, les questions de comparaison entre l’utilitarisme et le principe de différence, le contractualisme de Rawls en comparaison avec le contractualisme classique et le libéralisme de Rawls en regard du libéralisme classique. , il me semble fort intéressant d’approcher la théorie de la justice comme équité à partir du concept de personne morale et il apparaît y avoir là un point de départ fascinant pour approfondir la pensée rawlsienne.